Dans la commune de mes grands-parents, les femmes avaient l’habitude de copier (et traduire si nécessaire) des recettes de cuisine. Chaque ménagère avait ses cahiers de cuisine.
Supposons que, dans l’un de ces cahiers, peut-être le plus ancien du village, on ait trouvé cette phrase: «Prenez une boîte de margarine, trois poignées de farine, cinq tasses d’eau, de la cannelle, de la vanille, de la mélasse, de la poudre à lever … et mélangez-les tous ensemble.» N’importe qui remarquerait que le pronom tous est au masculin, alors que tous les ingrédients sont au féminin. Logiquement, il faudrait qu’il y ait au moins un ingrédient masculin, pour que le groupe tout entier puisse être désigné au masculin. De même, les trois petits points suggèrent qu’effectivement il y manque quelque chose. Maintenant imaginez que dans tout le village, seuls 5 cahiers – dont celui réputé le plus ancien, dont la maîtresse serait décédée en 1950 – auraient cette anomalie, et que les 195 autres cahiers du village, compilés entre 1955 et 2015, auraient «un demi-kilo de sucre». Avec cet “ajout”, la phrase a du sens. Mais il y a mieux: certaines vieilles du dix-neuvième siècle, qui n’ont laissé aucun cahier culinaire, mais qui ont écrit des souvenirs de leur enfance, citent toutes cette recette avec “l’ajout” «un demi-kilo de sucre». Alors comment se fait-il que les cahiers minoritaires n’ont pas cet ajout? Ben, il est tout à fait possible que les cahiers majoritaires aient été copiés sur des cahiers encore plus anciens, du début du vingtième siècle, alors que le cahier de 1950 ait été copié sur un cahier corrompu.
Maintenant, imaginez-vous que des maisons d’édition publient un livre appelé «Recettes de cuisine de chez nous», et qu’ils basent cette recette-ci sur le cahier de 1950, sous prétexte que c’est le cahier le plus ancien. Imaginez-vous aussi qu’il y ait une dizaine d’autres recettes où dans la cahier de 1950 les doses de sucre soient plus basses, et que l’éditeur ait choisi, pour l’argument de l’ancienneté, le cahier de 1950, et qu’il se fout complètement du fait que sur beaucoup de pages ce cahier a d’autres lacunes, mais aussi du témoignage des femmes du dix-neuvième siècle. Ne trouveriez-vous pas cela troublant? Pensez-vous que l’éditeur aurait eu tort?
Cependant, c’est la méthodologie adoptée par toutes les éditions bibliques francophones modernes, qui, pour le Nouveau Testament, prennent les leçons corrompues des codices sinaïtique et vatican, considérés plus anciens, mais provenant de la même région (Haute-Égypte), mais en ignorant volontairement les leçons données par tous les autres codices, malgré que ceux-ci proviennent géographiquement du monde entier, et que toutes les citations bibliques des pères apostoliques et pères de l’Église sont conformes à ceux-ci. N’est-ce pas là une aberration?
Voici mon histoire personnelle avec deux des passages les plus importants:
I Timothée 3:16
Au séminaire, ce verset nous était présenté parmi les textes le plus forts en faveur de la divinité de Jésus Christ, et nous chantions (version ici) souvent ce verset comme antienne: «Il est grand, le mystère de la religion: Dieu s’est manifesté en chair, justifié en Esprit, a été vu des anges, prêché parmi les Gentils, cru dans le monde, s’est élevé dans la gloire.» Cette antienne se chante à la communion dans le rite byzantin, à certaines occasions, et avec le Magnificat ou avec le Benedictus le mercredi après l’Épiphanie dans certains usages occidentaux. Personnellement, j’y ai vu non seulement une preuve de la divinité du Christ, mais un texte trinitaire par excellence. Car c’est Dieu de Fils qui s’est manifesté en chair et élevé dans la gloire, mais plusieurs autres choses de ce verset font référence au Saint-Esprit et au Père.
Tout cela, jusqu’à ce que je tombe sur ce passage dans la BJ: «Oui, c’est incontestablement un grand mystère que celui de la piété : Il a été manifesté dans la chair, justifié dans l’Esprit, vu des anges, proclamé chez les païens, cru dans le monde, enlevé dans la gloire.» Le mot «Dieu» n’y est pas, mais il est remplacé par «il». Mais la note en bas de page nous rassure, en expliquant que le «il» se réfère à Dieu, car masculin, et non à «mystère» qui est un neutre.
À partir de ce moment, je croyais que dans notre antienne, «Dieu» fût une apposition absente du grec original, mais tout à fait justifié, étant donné que la plupart des langues modernes ne font pas de différence entre le neutre et le masculin, et que le lecteur devait être empêché de croire que «il» se réfère au «mystère». Mon Nouveau Testament bilingue, qui se trouve sur ma table de nuit, et dont je lis tous les soir avant de m’endormir, semblait confirmer ma supposition:
Comme vous voyez, le texte grec (mais basé sur le codex sinaïtique, chose que j’ignorais) parle du Dieu vivant au verset 15, qui est au masculin. Puis in début du verset 16 on a mystêrion au neutre, et enfin le pronom relatif hòs au masculin. Mais cela me satisfaisait déjà. Je me disais, cependant, qu’il fallait trouver en français une autre traduction, qui tînt compte de la phraséologie grecque; ainsi, le mot neutre mystêrion serait traduit par un féminin, et le tout donnerait quelque chose du genre: «… colonne et fondement de la vérité, l’Église du Dieu vivant (elle est grande, la mystérieusité de la foi): celui-ci s’est manifesté en chair…»
En réalité, je cherchais midi à quatorze heures!
J’ai par la suite appris que la plupart des manuscrits, pour dire «Dieu», n’écrivent pas θεός en toutes lettres, mais en abrégé ΘϚ, avec une barre au-dessus. La très pesante majorité des manuscrits ont bel et bien ΘϚ surligné ou θεός en cet endroit, alors qu’il n’y a que très peu qui ont ΟϚ.
Alors, il reste deux possibilités: soit l’original avait ΟϚ, et des scribes ont ajouté deux barres (une au-dessus, plus une au milieu du O, pour en faire un Θ); soit les deux barres ont disparu avec le temps. Je pense que la réponse se trouve dans le codex alexandrin: des témoins anciens (Adam Clarke, Charles-Godfrey Woide en 1737, John Berriman en 1741) attestent que le codex alexandrin avait les deux barres dans le passage en question, à leur époque. John Berriman a même écrit un livre, Θεὸς ἐφανερώθη ἐν σαρκὶ. Or, a Critical Dissertation upon I Tim. iii. 16, dans lequel il prédisait qu’avec le temps les deux barres disparaîtraient. Ce qui est le plus révoltant, c’est que, de nos jours, des traducteurs modernes citent le codex alexandrin en faveur de la leçon ΟϚ, alors même qu’on a la preuve du contraire.
Et puis, non seulement la liturgie – quels que soient les rites – mais aussi les Pères de l’Église citent I Timothée 3:16 avec la leçon θεός.
Et malgré cela, toutes les traductions modernes omettent la référence trinitaire de ce passage! La seule “preuve” en faveur de la leçon ΟϚ est la Vulgate latine de saint Jérôme, qui met tout le reste au neutre, pour dire que c’est «le sacrement de la foi» qui «s’est manifesté en chair». Ce n’est pas la première fois qu’une bêtise de la Vulgate est prise pour argent comptant!
I Jean 5:7
Au séminaire, on nous citait I Jean 5:7-8 comme preuve de la Trinité: «Car il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le Verbe, et le Saint-Esprit, et ces trois-là sont un. Il y en a aussi trois qui rendent témoignage sur la terre: l’Esprit, l’eau, et le sang, et ces trois-là sont un.» Puis, dans ma BJ, j’ai trouvé le texte suivant: «Il y en a ainsi trois à témoigner : l’Esprit, l’eau, le sang, et ces trois tendent au même but.» Mon prof de NT me dit qu’aucun manuscrit grec n’avait la leçon trinitaire, et que cela provenait d’une note marginale de la Vulgate. Il finit par me dire que, si la leçon trinitaire dans ce verset avaient été authentique, les Pères de l’Église l’aurait citée, alors que, d’après mon prof, les Pères ne citent pas ce verset.
Une fois que j’ai découvert la fraude moderniste sur I Timothée 3:16, j’ai remis en question ce que je savais sur I Jean 5:7. D’ailleurs, mon NT de chevet avait la leçon trinitaire entre parenthèses en grec, ce qui démontre que ce texte-là ne vient pas du néant:
Mais ce qui est le plus flagrant dans le texte grec, c’est que, si l’on omet la “parenthèse”, le texte est grammaticalement incorrect. Car l’article/pronom relatif hoi est un masculin pluriel, qui doit être utilisé si dans le groupe il y a au moins un élément masculin. (Comme en français, s’il y a un mec et nonante-neuf femmes dans un groupe, on dira quand même «ils» et non «elles».) Puis, étant donné que hoi a été utilisé une première fois pour le premier groupe, il est grammaticalement correct de l’utiliser pour le groupe suivant. Cependant, si l’on omet la “parenthèse”, les trois éléments qui restent, à savoir l’esprit (tò pneũma), l’eau (tò hýdôr) et le sang (tò haĩma) sont tous les trois au neutre. Dans ce cas l’auteur aurait dû utiliser non pas hoi, et hoi treĩs, mais plutôt tà et tà tría.
Donc le texte éclopé démontre par sa forme même qu’il est éclopé.
Il n’y a que six codices grecs qui ont la “parenthèse”. Cependant, le codex vatican contient ces trois petits points. De même, les Pères apostoliques et les Pères de l’Église, ainsi que toute l’hymnologie du rite byzantin, rendent témoignage de l’intégralité du passage avec la leçon trinitaire.
Cependant, le reste du chapitre est différent d’un manuscrit à l’autre (exemples ici).
Pour moi, l’erreur grammaticale du texte sans la “parenthèse” est une preuve suffisante et irréfutable de fait que le texte a été éclopé, et que la “parenthèse” fait partie de l’original. Mais alors, si la leçon trinitaire fait partie du texte d’origine, comment se fait-il que la plupart des manuscrits ne l’ont pas?
Méthode des hérétiques
Il suffit de taper un œil sur le site des soi-disant “témoins” de Jéhovah pour contempler la méthodologie des hérétiques: ils modifient sans vergogne un texte qui les gêne. Il n’est pas étonnant que tout le chapitre 5 de la première épître de saint Jean ait été chamboulé dans certains manuscrits, car dérangeant. Tout comme la succession apostolique que nous avons aujourd’hui est passée par des évêques ariens, de même, les manuscrits qui omettent la leçon trinitaire doivent dépendre du passage par l’époque arienne. À une certaine époque, les catholiques étaient très minoritaires, et les Ariens se trouvaient partout.
La Liturgie
Pour conclure, je réaffirme ceci: le juge suprême en matière d’Écritures saintes réside dans la liturgie. Si on a dans nos bibles autant de livres, avec autant de chapitres chacun, tout n’est qu’une question de réception des écritures par l’Église dans la liturgie. La Bible est un document de l’Église pour l’Église. Et comme l’Église se produit lors de l’Eucharistie, c’est l’endroit de prédilection de la réception des Écritures. I Timothée 3:16 trinitaire et I Jean 5:7 trinitaire font partie du bagage des Écritures reçues et transmises. Tout comme l’Église n’a ni reçu ni transmis l’évangile apocryphe selon Thomas, de même, l’Église n’a ni reçu ni transmis les codices sinaïtique et vatican.
Si la plupart des Églises, dès le début, utilisaient des traductions du Nouveau Testament, néanmoins, ce sont les Églises grecques de rite byzantin qui ont transmis, depuis les apôtres et jusqu’à nos jours, le Nouveau Testament en langue d’origine, grecque. Voilà pourquoi seuls les codices de la famille byzantine constituent le dépôt du texte reçu.
Lorsque l’on a publié de nouveaux Nouveaux Testaments grecs, basés sur les codices vatican et sinaïtique, on a proposé au monde un texte non-reçu, non-transmis. Voilà pourquoi toute traduction en d’autres langues devrait se faire à partir du Nouveau Testament de type byzantin.