Il y a quelques années, quelqu’un me répliquait, à propos d’une prière: «Ça a été aboli.» Il y a quelques mois, quelqu’un d’autre me disait, à propos du génitif et du datif d’une certaine langue: «Ça a été aboli.»
À l’époque je me disais: mais qu’est-ce que ces gens ont avec l’abolition? C’est maintenant que je me rends compte à quel point la liturgie et la lingüistique ont des choses en commun.
On abolit la peine de mort, on abolit l’esclavage, on abolit le travail forcé, on abolit de mauvaises choses. Par contre, la tradition, chrétienne ou lingüistique, ne saurait pas être abolie. Car elle est transmission. La tradition a un développement organique. Cela ne veut pas dire que lorsqu’une erreur est récurrente, elle deviendrait une règle.
Regardez l’anglais. La langue anglaise n’a pas d’académie. Elle évolue organiquement. Bien entendu, il y a beaucoup de barakîs qui disent et écrivent avec des fautes, avec ou sans intention. Mais le corps commun des anglophones continue à maintenir l’anglais correct, parce que ce corps connaît et pratique la lecture.
Regardez l’islandais. Il est le même qu’au onzième siècle, sauf quelques néologismes, eux-mêmes formés spontanément à partir de mots déjà existants.
Regardez le wallon et le luxembourgeois. On y note les mots que l’on découvre, et on les utilise. Une gamine a inventé spontanément le mot «taprece» en wallon; deux personnes qui ne se connaissaient pas ont inventé simultanément, il y a deux ans, le mot «djåzofone».
Et l’évolution, elle fonctionne comment? Par exemple, en wallon, au douzième siècle, il y a eu la peste au pays liégeois, et la famine dans le namurois; à cause de ces problèmes, le sch n’a plus pu être prononcé par ceux-là. Du coup, c’est devenu une forte aspiration à Liége, et un s aspiré à Namur. Mais personne ne s’est assis à table pour dire: «Bon, désormais, le sch, pour mieux s’adapter aux nécessités de notre époque, deviendra du b; on le révise entièrement avec prudence et on lui rend une nouvelle vigueur en accord avec les circonstances et les nécessités d’aujourd’hui.» Non. Personne. C’est ça la différence entre évolution et abus. Le sch n’aurait jamais su se transformer en b, puisque cela est contraire à la nature même des langues romanes. Et si, aujourd’hui, on prononce une aspiration ou un s aspiré, mais qu’on écrit quand même sch, c’est pour affirmer qu’il n’y a pas eu altération, mais évolution.
La tradition de l’Église est pareille. Rien et personne ne peut ‘‘abolir’’ le Lévitique, l’épître de saint Jacques, l’offertoire, le canon romain, l’anaphore selon saint Basile, les conjugaisons, les déclinaisons… quelque fort que ceux-ci puissent déranger. Le seul droit et devoir qu’ont les grammairiens et les liturgistes, c’est de mettre sur papier et transmettre ce que nous avons reçu.