Un mot sur le roumain du nord-ouest de la Transylvanie, ou, plus précisément, de la plaine de Pannonie. Plutôt que de répéter ce syntagme, je dirai « nous », par souci de brièveté.
I. Grammaire
1. Comme en roumanche et dans les langues celtiques, nous privilégions l’ordre des mots dans la phrase prédicat+sujet. Ex.: Ău ḑîsŭ Flórea quă umblă cânele pĕ câmpŭ, « Fleur a dit que le chien erre (litt. amble) dans les champs. » De plus, en début ou en fin d’énoncé, les temps composés utilisent ce qui est perçu à Bucarest comme une inversion. Ex.: Nó ducu-mĕ cătă casă, « Je rentre à la maison » (litt. « Bon, duis-je-me vers maison. »)
2. Comme dans les langues celtiques, et avec les mêmes exceptions, nous mettons obligatoirement l’adjectif après le substantif. Ici notre roumain et le wallon se trouvent à l’opposé, puisque le wallon place l’adjectif presque toujours avant le substantif. Ce point est tout à fait remarquable, étant donné que le hongrois a l’adjectif antéposé, et malgré la convivence des deux langues, il n’y a eu aucune influence réciproque sur ce point.
3. Comme en roumaire d’Istrie, à l’indicatif, nous ne connaissons ni le passé simple, ni le plus-que-parfait. Nous utilisons le passé composé et le passé surcomposé. De plus, nous avons des phrases très complexes, avec des formes de passé sur-sur-sur…composé. De surcroît, on fait toujours l’accord du participe passé au féminin, même si le sujet est masculin. Ex.: Ḑîsu-ţĭ-amŭ quă amŭ fost fóstă la alomaşŭ, litt. « Dit-t’avons qu’avons été étée à la gare. »
4. Le conditionnel passé se forme ainsi: verbe « avoir » à l’indicatif présent + vu(tŭ) (p. p. du verbe « avoir ») + verbe désiré à l’infinitif.
5. L’optatif présent se forme par « inversion » du conditionnel. Ex.: Bea-uaşŭ.
6. L’optatif passé utilise vutu en début de phrase + le conditionnel passé.
7. L’indicatif futur bucarestois du type o să cânt, qui reflète idéologiquement un cantare habeo, est inconnu chez nous, et nous utilisons exclusivement /oj/, /ɯj/, /a/, /om/, /ɯts/, /a/ + le verbe désiré à l’infinitif.
8. Le verbe « être » se conjugue différemment à l’indicatif présent:
A. Les formes este, suntŭ, sont exclusivement prédicatives, avec l’acception « il y a »; elles ne sont jamais copulatives.
B. Pour le reste, le verbe « être » se conjugue: ĕscŭ/îs [ɯs], eşcĭ [jeʃcj], ĕĭ/îi/’ĭ [ɯj], suntemŭ [sɯ̃’cem], sunteţĭ /sɯ̃’cets/, ĕscŭ/îs [ɯs], à l’instar du roumaire d’Istrie.
9. La conjugaison du verbe auxiliaire « avoir » a une particularité à l’indicatif présent: à la troisième personne du singulier, nous avons ău [o:], construction du type *illu habeunt, analogue à *ego habemu.
10. On emploie l’infinitif beaucoup plus fréquemment qu’à Bucarest (où ils adorent le subjonctif). Ex.: Umblă a corinda, vaca ĭĭ a fĕta, nu łĭ place a lucra, sĕ gată a ploŭea. D’ailleurs, chez nous, après les verbes « pouvoir » et « savoir », le subjonctif est interdit. Ex.: Pocĭŭ mânca, şciu scriŭe.
11. Le verbe « savoir », à l’indicatif présent: şci, du latin scit, et non -ie comme à Bucarest.
12. Le verbe défectif ni, utilisé seulement à l’impératif ( « regarde! ») existe aussi en hongrois, mais il est absent à Bucarest.
13. Le pluriel diverge. Voici quelques exemples. Le pluriel de mână n’est pas *mânĭ (homonyme avec mânĭ, « demain »), mais bien mânurĭ (d’un type ancestral *manora). Le pluriel de casă est căşĭ, căsĭ [kəs], căsurĭ; en effet, le latin casæ aurait donné chez nous *casĕ, homophone avec le singulier casă.
14. Là où le bucarestois ne fait pas de différence entre l’indicatif imparfait et présent, nous la faisons: beuea, « il buvait », bea, « il boit »; vreea, « il voulait », vrea, « il veut ».
15. Après la préposition pîntru, le substantif est articulé. À Bucarest sans article.
16. La place du pronom personnel accusatif: avant le verbe, comme en français: Łă amŭ scrisŭ. À Bucarest: Am scris-o.
17. Le subjonctif doit toujours comporter plusieurs syllabes à la troisième personne: beŭe, deŭe, łeŭe, steŭe. À Bucarest: bea, dea, ia, stea.
II. Vocabulaire
1. Nous n’avons pas de termes balkaniques. Les seuls mots qui paraissent orientaux que nous utilisons sont arrivés par filière hongroise. Les quelques mots étiquetés d’origine bulgare par les dictionnaires existent dans d’autres langues romanes, et ne sont, de ce fait, pas bulgares. De notre point de vue, les termes balkaniques considérés universels par Bucarest sont en réalité des régionalismes, entendus notamment via les media, mais n’ayant pas pris racine dans le passé.
2. Il y a une quantité d’emprunts hongrois, allemands et, dans une moindre mesure, nord-slaves. Nous formons « instinctivement » les néologismes à partir du hongrois, même des mots composés d’origine hongroise qui n’existent pas en hongrois. Dans bon nombre de ces emprunts, la forme finale roumaine est phonétiquement très éloignée de la forme originale qu’ils ne sont plus reconnaissable à l’oreille non-avertie. Nous avons également des mots d’origine hongroise qui sont disparus en hongrois, mais qui perdurent en roumain. Les mots d’origine hongroise suivent les lois phonétiques anciennes sur les voyelles, contrairement aux mots d’origine nord-slave.
3. Une plus grande quantité de mots de strat latin s’est conservée chez nous. Lorsque, à Bucarest, ils utilisent des néologismes d’origine balkanique ou française, nous avons souvent déjà un mot de strat latin.
4. Souvent, lorsqu’un terme d’origine latine est employé à Bucarest, nous avons une autre forme latine. Quelques exemples en vrac:
– Nous avons tătŭ (lat. tantu-); à Bucarest tot (lat. totu-).
– Nous avons acmu [a’mu] (lat. *eccum modo); à Bucarest acum (*eccum huc modo).
– Nous avons óreunde, órequare, órece, órecine; à Bucarest undeva, careva, ceva, cineva etc.
– Nous avons aesta (lat *hic istu); à Bucarest acesta (lat. *ecce istu).
– Nous avons curecłŭ [ku’rec] (lat. *cauliclu-); à Bucarest varză, vérḑă (lat. virdia).
– Nous avons ałĭu (lat. alliu-); à Bucarest usturoi (lat. *ustulon-).
– Ils ont meiu (lat. millium), « millet »; nous avons mĕlałĭŭ (lat. *millalliu-), « millet » et « maïs ».
– Ils ont iată (cf. lomb. id.); nous avons écă (cf. it. ecco).
– Notre article défini habituel vient du latin ille, de sorte que *sole ille → *soreĭle → sórile; à Bucarest la voyelle semble s’être perdue plus tôt, pour avoir *sole le → soarele.
5. Il y a des cas où le même mot signifie des choses différentes à Bucarest par rapport à nous. Ex.:
– porumbŭ: colombe (chez nous), maïs (Buc.);
– tocannă: polenta de maïs (chez nous); pâté de légumes (Buc.);
– pepine: concombre (chez nous); melon ou pastèque (Buc.) etc.
6. Faux-amis:
– lighénŭ: jeune homme (chez nous) VS lighean lavabo (Buc.);
– pĕḑî: dépêcher (chez nous) VS păzi: garder;
– soborŭ: statue (chez nous) VS sobor: synode (Buc.) etc.
– ţâpa: taper, jeter (chez nous); ţipa (Buc.): crier.
7. Souvent, au-delà des différences phonétiques régulières, le même mot latin donne des résultats différents. Le meilleur exemple est le latin si, qui a donné şi chez nous, et să à Bucarest. Un autre exemple, plus banal: chez nous preumbla, à Bucarest plimba (lat. perambulare). Le latin ego a donné /jew/ à Bucarest, et /jo/ chez nous.
8. Le pronom latin ipse n’a pas de descendant chez nous.
9. Il y a aussi des cas où des mots du vocabulaire latin de base ne se sont pas conservés. Exemples: filia, filiu-, n’existent pas chez nous; ils ont été remplacés par fétă, fĕtŭ, fecĭorŭ (lat. fœta, -u-, fœtiolu-). Le latin panem est inconnu chez nous; il a été concurrencé par le celtique pită (cf. lomb. pitôt, « pâte de blé noir », bret. poazh, PC *kwotos). Chez nous, le latin fortem ne s’est pas conservé (mais buc. foarte), car nous utilisons tare.
10. Il y a des mots latin qui sont hérités chez nous, mais les mêmes proviennent d’emprunts à Bucarest. Par exemple, cărindă, cărindarŭ (lat. kalenda, kalendariu-), mais à Bucarest colindă, calendar.
11. D’autres mots latins restent conservateurs chez nous, alors qu’à Bucarest ils sont déformés, ex.: fărinã vs făinã; ou ângeru [ĩʒer] vs înger. Ou inversement, chez nous il y a des formes mutées que nous partageons avec d’autres langues romanes, par ex.: verinŭ (comme en lombard, occitan, catalan, vénétien) vs venin.
12. Le registre liturgique à Bucarest est rempli de termes slavons qui n’ont jamais fait partie de la langue parlée. Chez nous, en plus du vocabulaire paraliturgique hérité, qui est de loin plus substantiel qu’à Bucarest, l’École transylvanienne a rempli nos livres liturgiques de toutes sortes d’hellénismes et de quelques latinismes mal adaptés à notre langue.
III. Phonétique
1. Contrairement à Bucarest et à certaines langues romanes (frioulan, castillan, wallon), chez nous le o tonique ne se diphtongue pas en oa. Plutôt, en toute position tonique en voyelle ouverte, chez nous il se prononce plus arrondi [ɔ]. En position initiale, nous pouvons toutefois trouver ocłĭŭ [wəc], « œil », et ocłiçĭ [wə’cits], « œilleton »; oŭĭ [wəj], « ouailles »; orbŭ [wərb], « aveugle » etc., alors que précisément dans ces cas-ci, à Bucarest il ne se diphtongue pas.
2. Lorsque le e se diphtongue (comme à Bucarest), le résultat /ja/ fusionne avec la consonne précédente pour la palataliser. De même, ĭ /j/ palatalise les consonnes /b/, /k/, /d/, /f/, /g/, /h/, /l/, /m/, /n/, /t/, /v/, et parfois /p/. La même chose apparaît lorsqu’un /j/ non écrit existe, par exemple la diphtongue /je/ écrite e.
2. Il y a une harmonie des voyelles, comme dans les langues ouraliennes.
3. Il y a des harmonies consonnes-voyelles:
A. La voyelle /i/ et la semi-voyelle /j/ ne peuvent venir qu’après les consonnes suivantes: /b/, /ɟ/, /h/, /l/, /m/, /n/, /p/, /v/, /c/, /tʃ/, /ʃ/, /ʒ/, et /r/. D’autre part, /ɯ/ viendra après /s/, /ts/, /z/, /t/, et /r/, et – à l’exception de /r/ – ces dernières interdisent la semi-voyelle /j/. Notons que /r/ fait partie des deux catégories.
B. La voyelle /e/, même en syllabe prétonique, est impérative après les consonnes /ʃ/, /tʃ/, /ʒ/, /c/, /ɟ/, consonnes qui interdisent les voyelles /ɯ/ et /ə/. La consonne /b/ peut en faire partie aussi.
C. En syllabe post-tonique, /b/, /p/, /s/, /ts/, /z/, et parfois /r/, ainsi que la semi-voyelle /w/ demandent la voyelle /ə/ au lieu de /e/.
D. Comme au point précédent, s’il y a plusieurs syllabes après le ton, dans les syllabes surnuméraires, /e/ et /ɛ/ demandent /i/, tandis que /ə/ demande /ə/.
4. Nous avons la voyelle /ɛ/. Comme en flamand de la Côte, il est impératif dans la situation suivante: eCe, que l’on prononce /ɛ/ C /e/, où /ɛ/ est en syllabe tonique. Ex.: cere [‘tʃɛre], mere [‘mɛre], lene [‘lɛɲe], preuĕtŭ/preot [‘prɛwət], minţeşce [mĩ’tsɛʃce].
5. On prononce ea /ɛ:/ (lat. -eba-, -ella-, *-eilla-), là où à Bucarest ils ont une diphtongue. De même, le bucarestois /i’ja/ correspond à notre /i’jɛ:/
6. La diphtongue /aw/ devient parfois /o:/, que nous écrivons ău.
7. Le son /dʒ/ n’existe pas chez nous; on utilise seulement /ʒ/.
8. Le latin cl devient /c/ chez nous (nous l’écrivons cł). Le latin gl /ɟ/ gł.
9. Chez nous, la langue est « chantante » à la manière des langues nord-slaves et parfois du hongrois.
10. Dû aux palatalisations, nous avons plusieurs consonnes absentes à Bucarest: /c/, /ɟ/, /ɲ/, /x/, comme en aroumain:
– /c/ provient de /k/, /kl/, /p/, /t/;
– /ɟ/ de /b/, /d/, /gl/, /g/, /v/;
– /ɲ/ de /m/ et /n/;
– /x/ de /f/.
11. Le hongrois va, vá atone donne chez nous /wə/, et non pas /o/ comme à Bucarest.
12. Le groupe -str- en fin de mot se réduit souvent à -st-, ex.: feréstă, nostŭ, vostŭ.
13. Dans un groupe formé d’une consonne, /j/ et une voyelle, le /j/ fusionne avec la consonne, sauf en fin de mot: cétă [‘tʃatə], leşéscă [le’ʃaskə], putregĭune [putre’ʒuɲe].
14. Sauf dans le mot vîrvŭ, un v ne peut pas exister en fin de mot. S’il est latin, il devient /w/; autrement /b/ ou /dj/. Ex.: văduă, puhabŭ, bibolŭ.
15. L’article défini masculin obéit à l’harmonie vocalique: après e, il est -le, tandis qu’après u, il est łŭ. Dans ce dernier cas, il décaducise le ŭ du substantif au besoin, mais en aucun cas le L ne resterait prononcé. Dans la pratique, un substantif fini en /u/ se prononce de la même manière avec ou sans article, tandis qu’un mot en ŭ muet aura ce u prononcé.
16. Les consonnes sourdes entourées de voyelles et de consonnes voisées ont tendance à se voiser. Les consonnes alvéolaires deviennent post-alvéolaires à proximité des post-alvéolaires. Comme en roumanche.
17. La diphtongue /jə/ a été très tôt remplacée par /(j)e/ (cf. moria → móre), y compris pour les mots de ancestraux qui finissent en -sia, -gia, -cla, -gla [-ʃe, -ʒe]. Alors que le roumain transcarpatique a ultérieurement abandonné cette règle, chez nous elle reste inébranlable. Puisque nous disons urecłe, îngłăça, il est cohérent que nous disions aussi mânuşe, mĕtuşe, mage.
18. Les mots latins canem, mane, panem ont donné, à Bucarest, des formes qui rappellent les langues d’oïl: câine, mâine, pâine. Or chez nous il n’y a pas ces particularités, car on dit, tout simplement, câne et mânĭ.
IV. Divers
1. La valeur et l’emploi des conjonctions sont différents. Par exemple, dĕquă, quâtŭ-cĭ, quă, qua, de s’emploient différemment que leurs équivalents bucarestois, et le bucarestois căci (quă-cĭ) n’existe pas chez nous.
2. L’interjection nó [nɔ], commune au hongrois et aux langues nord-slaves, est omniprésente chez nous. Elle est intraduisible en français.
3. L’interjection pronominale mă s’accorde en nombre et localement en genre aussi.
4. Le suffixe slave ancien -élă est bien adapté chez nous, car il fait le pluriel en -ele [ɛle]. En revanche, à Bucarest ils l’écrivent -eli, et le prononcent /elj/, ce qui est impossible en langue roumaine.
5. Comme en wallon, chez nous on exprime l’espoir/l’espérance par des paraphrases. Autres concepts absents: ennemi, contre.
6. On salue différemment. Entre personnes qui se tutoient, on dit Serbus, serus (« servus » latin savant de l’Empire austro-hongrois). Au pluriel, on ajoute -tok du hongrois. Deux personnes en marche ne se saluent pas avec une formule, mais commencent à dialoguer à distance, en disant, en général: Nó unde merĭ? (« Eh bien, où vas-tu? ») En arrivant chez quelqu’un, on entre dans l’antichambre, on y fait beaucoup de bruit, pour que les hôtes soient au courant de notre présence, puis on entre dans le vivoir sans frapper. Si on salue: Bună séra! bunã dîła! le répondant doit inverser: Séra bună! dîła bună! Les personnes pieuses, on les salue par: « Laude-sĕ Ĭisusŭ Christosŭ! » et la réponse est: « În vecĭ fie lăudatŭ! » En guise d’au revoir, on dit au plus souvent: Şĭ aĭ sânĕtate! Réponse: Sânĕtate bună! À quelqu’un de plus jeune ou à un subalterne on peut répondre: Alduéscă-te Dumneḑĕu! (« Dieu te bénisse! »)
7. Pour tous les cas où l’on dit « s’il vous plaît » en français, chez nous on dit placă! C’est une formule héritée.
8. Les noms des repas chez nous: prânḑŭ (déjeûner le matin), gustare (dîner à midi), cină (souper le soir), comme dans les Alpes. À Bucarest, prânz, repas de midi, comme en Italie.