Ad Orientem.

Il m’ont fallu plusieurs mois pour traduire cet article du père Tobias Haller BSG, People, Look East!

Je suis d’accord avec lui à 95%. Ce que j’aurais à ajouter, c’est qu’il y a moyen d’être à la fois en forme de demi-cercle et tournés vers l’Orient. Les églises orientales étaient comme ça.

J’ai également trouvé sur internet le site Oriented Episcopalians, qui recense quelques églises épiscopaliennes (anglicanes des États-Unis) où tout le monde – prêtre et fidèles – est tourné vers l’Orient.

Il y a également en ligne le livre Tournés vers le Seigneur de Klaus Gamber.

Je vous laisse, donc, lire ma traduction de l’article de Tobias Haller:

Regardez vers l’Orient

Tobias Stanislas Haller BSG

Cet article est apparu sous une forme quelque peu différente dans The Anglican Catholic, Volume XV (Été 2003), et dans le bulletin paroissial de l’Église Saint-Paul, Rue K, The Epistle.

L’un des sujets les plus discutés de la réforme liturgique du dernier tiers du vingtième siècle est lié à la position et le lieu du prêtre et des fidèles par rapport à l’autel. Beaucoup des acteurs du mouvement liturgique, qu’ils fussent catholiques-romains ou anglicans, encouragèrent la construction d’autels détachés du mur dans les nouvelles églises (les ravages de la seconde guerre mondiale en France et en Allemagne en donnèrent l’opportunité) et le déplacement des autels (ou le remplacement des anciens autels par des nouveaux). Des arguments historiques et liturgiques ont été invoqués en faveur de ces autels au milieu de l’église, et en faveur des célébrations où le prêtre et les fidèles se regarderaient face à face par-delà l’autel. On a fait croire que cela fût la réactualisation d’une tradition ancienne, tradition d’une Église ayant eu une grande sensibilité missionnaire de la communauté. Dans cet article, je vais rejoindre un grand nombre d’historiens et liturgistes qui ont trouvé approprié de remettre en question ces suppositions-là.

L’Histoire réexaminée

La partie de ce “mouvement liturgique” au sens propre des termes, où il est question de mobilier, a une base historique correcte : les autels ont été, pour la plupart, sur pied, comme le démontrent les preuves historiques, des églises domestiques du début, jusqu’aux basiliques, en passant par la renaissance, alors que les autels de type buffet contre le mur Est de l’abside datent de l’époque baroque, et même s’ils donnent l’impression d’être collés au mur à cause des marches et des retables, en réalité ils ont, presque sans exception, des passages permettant que l’on fît le tour de l’autel, comme requis par la rubrique sur la dédicace des autels. (Anson 1948, 76.) (Cette obéissance à la rubrique me rappelle comment les prêtres anglo-catholiques consciencieux entaillaient l’hostie avec le bord de la patène lors de la “petite fraction” requise par la rubrique [aux mots « il rompit » – n. tr.], pour effectuer la vraie fraction plus tard, au moment qu’ils savaient être le bon [avant la communion – n. tr.] !) Donc, en ce qui concerne la position de l’autel, l’opinion des acteurs du mouvement liturgique avait quelque fondement historique.

Avec la restauration de l’autel détaché du mur, on encouragea la célébration de l’eucharistie avec le prêtre tourné vers le peuple (versus populum), en croyant aveuglement que celle-ci fût la position ancienne du célébrant, évêque ou prêtre. Toutefois, même lors de l’apogée du mouvement liturgique et de la réforme de Vatican II, certaines voix s’élevèrent en demandant la prudence. Peu de savants sentirent que les autels sur pied requissent ou impliquassent l’Eucharistie versus populum, et l’enthousiasme lié au réarrangement du mobilier semble en avoir été la cause principale. Une observation attentive de l’évidence historique depuis la vogue des années soixante et septante a déterminé pas mal de gens à réexaminer et repenser la question.

Les preuves historiques montrent qu’à l’eucharistie, quelques exceptions mises à part, le célébrant ne regardait la congrégation que rarement, du moins pendant la prière eucharistique. Le siége de l’évêque derrière l’autel dans les basiliques primitives semble avoir été la source de la confusion. Puisque l’évêque était face au peuple pendant la liturgie de la parole, il a été supposé erronément qu’il l’eût fait également pendant les prières et la liturgie de l’autel. Toutefois, l’Église primitive ne se préoccupait pas si l’évêque était ou non face au peuple, mais elle se souciait de la direction vers laquelle tout le monde devait se tourner pendant la prière. La prière – et la prière eucharistique avant tout – était adressée à Dieu, pas à l’assemblée. Pour prier, on se tournait vers l’Orient, vers le soleil levant symbolisant la venue du Christ. Cela veut dire que les églises étaient orientées (étymologiquement : « tournées vers l’Orient »), avec l’abside vers l’Orient ; l’évêque venait donc du côté des fidèles, en-deçà de l’autel, comme eux, pour présider la prière avec eux, pendant qu’eux tous se tournaient vers l’Est ensemble.

Dans la cité de Rome, toutefois, les basiliques étaient quasiment tout le temps avec l’entrée à l’Est, ayant l’autel à l’Ouest. Dans ce cas, l’évêque était déjà tourné vers l’Orient pour prier, et ce sont les fidèles qui faisaient comme lui, non pas en lui tournant le dos à lui, mais en se tournant vers l’Orient avec lui, quitte à tourner le dos à l’autel. Ceci pourrait nous sembler bizarre, mais à cette époque-là l’idée médiévale de “regarder la consécration” n’existait pas encore. De fait, dans la tradition des Églises Orthodoxes, on se souciait moins de la visibilité, alors que tout le peuple de Dieu, clergé et laïcat, se contentait de prier ensemble tourné vers la même direction, peu importe s’ils se voyaient ou non les uns les autres. (Jungmann 137f; Bouyer 175) Selon Louis Bouyer : « L’idée que la basilique romaine serait une forme idéale de l’église chrétienne parce qu’elle permettrait une célébration où prêtres et fidèles se feraient face est un complet contresens. C’est bien la dernière des choses à laquelle les anciens auraient pensé » (Le rite et l’homme, p. 241, n. tr.)

Il n’y a pas besoin de rappeler le processus par lequel les autels sur pied dans les basiliques sont devenus des buffets collés au mur au Moyen-Âge, même si Jungmann suggère (138) que l’incommodité du peuple de tourner le dos à l’autel (là où l’Est se trouve du côté de la porte d’entrée) a provoqué “l’orientation vers l’autel”, la notion ultérieure de “Est liturgique”, le déplacement de l’autel jusqu’au mur de l’abside, et le déplacement du prêtre du côté des fidèles, pour prier tourné avec eux vers la même direction.

Il faut dire que ce changement de pratique a été accompagné – mais pas provoqué – par le développement de la théologie sacrificielle. C’est en réaction à cette théologie que les réformateurs ont transformé l’autel en une table autour de laquelle devait se réunir l’assemblée, alors même que leur intention n’avait pas d’autorité historique derrière, même si l’eucharistie n’eût été qu’une reconstruction de la sainte Cène. Car dans un banquet classique, tous les convives, hôte et invités, s’asseyaient du même côté de la table ou des tables, une image gardée dans bon nombre de représentations, même tardives, de la Cène. (Ratzinger 78)

Beaucoup des autels nouvellement créés dans l’Église catholique-romaine au milieu du vingtième siècle, quoique placés au milieu du sanctuaire, demandaient une célébration ad orientem. Un grand nombre des photos de ces espaces liturgiques “modernes” d’époque (même chez Hammond, qui est un partisan du versus populum) démontrent que le versum populum n’était pas faisable, à cause du tabernacle et des bougeoirs qui se trouvaient sur l’autel. C’est seulement après Vatican II, lorsque l’Église catholique-romaine bannit le tabernacle et les bougeoirs (supposés tardifs) [de l’autel], que la célébration versus populum devint possible partout, même si les rubriques ne requièrent pas le versus populum, chose qui est soulignée à présent par certains liturgistes catholiques-romains (qui remettent en question ce changement).

On a également souligné que, même dans la basilique Saint-Pierre, où le pape faisait face aux fidèles à cause de la construction de la basilique, néanmoins cela ne lui permettait pas de les regarder : à vrai dire, depuis l’époque baroque et jusqu’à Vatican II, à cause du tabernacle sur l’autel, le pape ne pouvait pas voir les fidèles, ni eux le voir lui.

Sur cette rive du Tibre (et de l’Atlantique), les rubriques de notre eucologe sont conçues pour que l’on célèbre ad orientem, car la rubrique de la fin du dialogue de la préface eucharistique dit ceci : « Puis, se tournant vers la sainte table, le célébrant récite… » (BCP, page 361 ; notez que cette rubrique est disparue de l’édition hispanophone !) Bonnell Spencer, en 1965, remarqua que introduction du versus populum dans l’Église romaine avait pour but d’améliorer la participation visuelle, nécessaire dans un contexte où les prières à voix basse et la langue latine empêchaient une autre sorte de participation, mais que dans la tradition anglicane, il n’y avait pas ce besoin visuel, étant donné que notre liturgie était déjà accessible par la participation verbale depuis longtemps. La prière commune du peuple et du prêtre « est une participation nettement supérieure au simple fait de regarder le célébrant » (161)

En dépit du fait que l’argument historique du versus populum tombait à l’eau, et que donc il n’était pas la réactualisation de la tradition ancienne de l’Église, il est quand même devenu la norme chez les catholiques-romains, et prédomine maintenant chez les anglicans.

Il y a des circonstances où l’argument historique est moins important que le besoin pastoral : la tradition doit informer, mais pas déformer. Toutefois, même si nous ne devons pas être dominés par l’histoire, nous devrions au moins connaître l’histoire lorsque nous la citons. Les liturgistes ont particulièrement l’air de tomber en proie à la nostalgie historique, des époques apostolique, patristique ou autre. Mais il ne convient pas de pêcher un élément du passé (en supposant que les savants et les rubricistes ont toujours raison, alors que justement ce n’est pas le cas concernant le versus populum), pour le transposer purement et simplement dans notre présent. Il faut de nouvelles outres pour le nouveau vin, surtout lorsque de l’eau est passée sous les ponts.

Communion et communauté

Y a-t-il donc une justification pour le versus populum – ou pour un retour à l’ ad orientem – autre que l’argument historique ? Lorsque l’on fait des changements liturgiques (qu’il s’agisse apparemment d’un retour à la source ou d’un développement), il est important de prendre en considération l’entièreté du contexte du monde de nos jours, et de se demander si une chose du quatrième siècle a la même signification aujourd’hui ou non. Il faut que nous sachions quelle est notre intention.

Je conclus que, même si elle a sa place dans certains cadres restreints et exceptionnels (petites communautés scolaires ou petits couvents, ou des petits groupes de prière), la position versus populum suscite un grand nombre de problèmes pratiques et pastoraux, et pire, elle a eu et aura des effets désastreux sur la paroisse, sur l’Église dans son ensemble, et sur le ministère.

Loin d’encourager une croissance de la communauté, comme le prétendent de nombreux textes des mouvements liturgiques et paroissiaux, la position versus populum a parfois engendré une nouvelle forme de cléricalisme, encore plus déplorable. Comment ça ?

Prenez, par exemple, la critique que Peter Hammond fait contre la position ad orientem, et comment il insiste en disant que non seulement la position versus populum favoriserait la participation liturgique, mais qu’elle enverrait les laïcs en mission apostolique dans le monde. (Remarquez comment il reconnaît que son argument pour l’introduction du versus populum est idéologique plutôt qu’historique ou, selon ses propres dires, « missionnaire plutôt que passéiste ».)

« Toutes les initiatives qui ont restauré presque partout les cérémonies anciennes de l’offertoire et la célébration de l’eucharistie versus populum ont été missionnaires plutôt que passéistes. Aussi longtemps que le laïc n’est dans l’église qu’un simple spectateur de quelque chose qui est joué pour lui par des acteurs professionnels, il restera sans doute passif également vis à vis de ce qui sera fait en-dehors des murs de l’église. » (168)

Réfléchissons un peu aux problèmes logiques et historiques que pose cette affirmation. Nous avons déjà parlé de la supposition historique liée au versus populum. Ici, remarquons que les travaux missionnaires des siècles passés se sont bien déroulés sans la position versus populum, et que beaucoup de laïcs, catholiques-romains et anglicans, ont commencé leur mission dans des églises de styles baroque ou gothique ayant des cérémonies antiques, et ont été nourris d’une compréhension fructueuse de la mission et du service, ce que je ne vois pas fleurir depuis l’adoption du versus populum comme norme. Il suffit de regarder du côté des missions et de l’architecture jésuites pour se rendre compte de la fausseté de l’affirmation de Hammond.

La deuxième phrase de l’analyse de Hammond est encore plus problématique. J’ai personnellement été un acteur professionnel, en jouant dans les théâtres Broadway pendant une quinzaine d’années, avant de travailler à temps plein pour l’église, et l’une des choses que les acteurs professionnels évitent à tout prix, c’est de tourner le dos aux spectateurs. Même s’il y a eu quelques prêtres ad orientem qui se prenaient pour des acteurs de temps en temps, même si certaines de leurs ouailles se prenaient aussi pour des spectateurs, cela n’a strictement rien à voir avec le théâtre professionnel, et tout acteur qui essayait de “se produire” dans un tel cadre se trouverait vite au chômage ! Les acteurs n’ont pas de problème à être face à l’audience, et lorsqu’il y a un élément qui ressemble à cela dans la liturgie, à savoir le sermon, toute ressemblance avec le fait de “se produire” doit être évitée.

Malheureusement, et contrairement à l’affirmation de Hammond, la position versus populum renforce l’attitude de “se produire”, surtout pendant la célébration eucharistique, où le célébrant devient une sorte de Maïté en train de cuisiner l’eucharistie, ou pire, en train de “jouer” la sainte Cène. (C’est un peu ce que voulaient des réformateurs !) Combien de fois n’avons-nous pas eu à supporter des prêtres qui « étendirent les mains à l’heure de leur passion » ou qui mimaient les gestes que le Christ aurait faits sur la table du cénacle ? Non seulement elle n’a pas évité l’attitude de “se produire”, mais la position versus populum en a été le point de départ : l’autel est devenu une barrière aussi rigide qu’un jubé, en divisant et en définissant l’espace liturgique comme une avant-scène au théâtre. Ceci a chargé beaucoup de prêtres du fardeau (souvent trop pesant pour leurs capacités) de se produire pour les fidèles, au lieu de prier avec eux. En gros, on a affaire à une forme plus subtile et plus accablante de cléricalisme. Comme il a été souligné par Bonnell Spencer, « Loin d’être éliminée, l’idée que le prêtre célèbre pour le peuple est devenue plus explicite. Maintenant ils peuvent le surveiller pendant qu’il le fait. » (162) Bien sûr, ce modèle du prêtre comme alter Christus par excellence s’encadre parfaitement dans la conception catholique-romaine de la hiérarchie ecclésiastique, de la même façon que la messe papale est devenue le modèle normatif pour toutes les paroisses (au fur et à mesure que les suggestions de la Présentation générale du missel romain des années soixante ont été prises pour des normes dans les années nonante). Si l’on veut mettre l’accent sur la hiérarchie, il y a moyen de le faire plus efficacement sans séparer le célébrant d’avec le peuple. Dans la hiérarchie catholique-romaine, faire une telle séparation sert aussi à mettre l’accent sur la masculinité générale de la prêtrise. Remarquez cette instruction de 1993 de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements (tirée de Notitiae, mai 1993, en italien – n. tr.) : « La célébration de l’Eucharistie versus populum demande au sacerdote une expression plus grande et sincère de sa conscience ministérielle : ses gestes, sa prière et l’expression de son visage doivent révéler à l’assemblée d’une manière plus directe le principal acteur : notre Seigneur Jésus Christ. Cela ne s’improvise pas ; cela s’acquiert avec une certaine technique. Seule une compréhension profonde de la véritable identité sacerdotale en esprit et en vérité peut y arriver. » (12:1)

Dans mon expérience, au plus souvent, les prêtres atteignent la technique des modérateurs Star-Ac et des DJ de discothèque, le fardeau du métier d’acteur étant trop lourd pour la plupart d’entre eux. Ci-dessous, je parlerai plus en détails du fardeau, encore plus pesant, de «  révéler à l’assemblée d’une manière plus directe […] notre Seigneur Jésus Christ ».

Un autre problème avec le versus populum est le suivant : à qui sont adressées les différentes portions de la prière eucharistique ? Dans la position ad orientem, on distingue facilement les phrases où le prêtre qui préside s’adresse au peuple, par rapport à celles où il s’adresse à Dieu, représenté (ou au moins signifié) par le crucifix à l’orient, qui est au-dessus de l’autel. Par contre, dans la position versus populum, le célébrant ou la célébrante regarde dans le vide, ou regarde vers le vitrail du fond de l’église, ou plonge ses yeux dans le missel, ou regarde le calice ou la patène, ou regarde les gens (en leur donnant l’impression que la prière eucharistique s’adresserait à eux). Et que regardent les fidèles ? C’est encore une fois le prêtre, souriant ou sévère, qui est le centre de leur attention. Tout compte fait, est-ce que ce n’est pas mal poli de ne pas regarder dans les yeux celui qui te parle ? Et ainsi, la liturgie devient de plus en plus centrée sur le célébrant.

En ce qui concerne la mission et le ministère, que ce soit chez les catholiques-romains ou chez les anglicans, la position versus populum n’a pas donné aux laïcs de s’impliquer davantage dans la mission de l’Église, mais elle a engendré une prolifération de rôles laïcs “de l’autre côté de l’autel”, même dans des églises de sensibilité liturgique basse ou moyenne, et une implication des laïcs dans des rôles de “verbomanie” chez les catholiques-romains. (Les paroisses anglo-catholiques ont toujours eu des choses à faire par les gens “à l’autel”.) Combien de fois n’a-t-on pas entendu le mot « participation » en référence à la lecture, à la prière universelle, au fait de servir comme acolyte ou à aider à la distribution de la communion ? Toutes ces choses qui étaient anciennement non pas des ministères laïcs, mais des “ordres mineurs”, des choses réservées au diacre (et priver le diacre des tâches propres à son ministère est, parmi les forces qui luttent aujourd’hui contre le fleurissement du diaconat, la plus grave). Souvent, faire participer les laïcs aux “choses derrière l’autel” (face au peuple) produit l’effet contraire à la participation du peuple, comme cela est arrivé chez les catholiques-romains, où le chantre face aux fidèles les empêche de chanter, étant donné qu’il agit plus comme un DJ que comme un chantre.

Enfin, des tonnes de ce genre de “participation” n’auront aucun impact sur la vie des gens dans le monde, à moins qu’assemblés en église, ils soient nourris du pain céleste et transformés dans leurs cœurs, afin de devenir ce qu’ils reçoivent. Le théâtre, qu’il soit sur l’avant-scène, ou en amphithéâtre, ou sur une scène ronde, ça reste du théâtre, avec ses acteurs et ses spectateurs, et si nous pensons que ce que nous faisons est du théâtre, peu importe dans quelle position on joue.

Tourner le dos aux fidèles

Le mépris avec lequel les idéologues du mouvement versus populum utilisaient au vingtième siècle l’expression « tourner le dos aux fidèles » (Lowrie 158) pour décrire la position ad orientem démontre à quel point ils sont cléricalistes. Personne n’a jamais remarqué que les fidèles de la première rangée tournaient leur dos aux fidèles derrière eux. Pour ces idéologues du mouvement versus populum, c’est seulement le prêtre qui importe, à qui il ou elle tourne le dos. Mais, même si certains prêtres célébrant ad orientem ont songé qu’ils tournaient le dos, je crois néanmoins que la plupart d’entre eux pensent plus correctement qu’ils se tournent vers Quelqu’un, dans la même direction que les fidèles qui prient avec eux. La liturgie est avant tout une œuvre commune, dans laquelle plusieurs personnes vont saintement à la rencontre de Celui qu’elles adorent, et c’est cette rencontre qui les réunit. Si le prêtre usurpe cette rencontre par son jeu d’acteur, ou si le peuple devient le centre de l’attention du prêtre qui n’a rien d’autre à faire, alors les objets de l’adoration seront les adorateurs eux-mêmes.

Les positions versus populum et ad orientem représentent deux modèles d’église très différents : le premier se focalise d’abord sur elle-même et ses soucis intérieurs ; le second regarde vers l’extérieur et l’ultérieur. Le premier met l’accent sur la communauté réunie ; le second sur la présence transcendante de Dieu. Bref, dans ces deux modèles nous avons deux formes : le cercle et la procession. Ils ont tous les deux leur place, mais il est clair lequel des deux édifie vraiment mieux la communauté. Comme je l’ai dit plus haut, il y a des situations où la disposition en forme de cercle pour l’eucharistie est appropriée : il s’agit des communautés fermées de fait ou pour l’occasion (couvent ou école). Mais dans ces cas, il y a déjà un vraie prise de conscience de la communauté. À vrai dire, plus une telle communauté est solide, plus difficilement quelqu’un de l’extérieur se sentira le bienvenu. Il est très difficile de rompre un cercle, mais très facile à se mettre en queue d’une procession. On construit une communauté en la gréant d’une direction commune et d’une dimension missionnaire, plus facilement qu’en insistant sur l’adhésion des membres. Cela est spécialement vrai lorsque la position versus populum n’est circulaire que de nom, par exemple dans une église en style gothique, où le maître-autel est juste avancé un peu, avec le célébrant d’un côté de celui-ci et les fidèles de l’autre côté. À mon avis, cette situation rend faibles les deux modèles, et j’expliquerai plus tard comment, au lieu de mettre les gens sur un pied d’égalité, elle est plus cléricalisante que les maître-autels isolés de la vieille tradition.

À ce stade, je voudrais vous dire que j’ai également vu et vécu dans certaines églises modernes une liturgie qui sait utiliser le modèle circulaire comme il faut : en équilibrant le clergé et le laïcat, sans perdre la dimension directionnelle. Par exemple, l’église new-yorkaise Saint-Matthieu et Saint-Timothée, tout en ayant un espace liturgique comme un sein maternel (où l’on accède via un corridor qui ressemble aux catacombes d’antan), arrive à garder une belle dimension transcendantale, étant donné que le maître-autel est illuminé par une fenêtre zénithale, et de ce fait la direction liturgique est le zénith. Dans ce cas, le prêtre préside la liturgie, mais il est également un membre du cercle, en captivant l’attention de l’assemblée par des gestes et des paroles, mais aussi en élevant le cœur avec eux vers le ciel.

Une même direction pour toute la communauté est au cœur de la liturgie. CS Lewis disait que la différence entre l’amitié et l’amour se trouvait dans le regard : les amoureux se regardent réciproquement, alors que les amis regardent tous ensemble vers le même but commun. Il est clair que l’Église est appelée à devenir une communauté d’amour, mais l’amour de l’Église se tourne ne fut-ce qu’en partie vers Dieu, le bien-aimé final, et c’est sur lui que nous focalisons notre attention, et c’est en lui que nous puisons la vie et la force d’aimer les autres, surtout ceux qui ne font pas partie de notre cercle fermé. Si pendant la liturgie nous restons fixés les uns sur les autres plutôt que de nous tourner vers Dieu, où puiserons-nous l’énergie affective et spirituelle dont nous aurons besoin pour manifester au monde l’amour de Dieu, plutôt que de le garder pour nous seuls ?

Et si le prêtre doit être le “représentant” du Christ, est-ce que cela ne l’accable pas du besoin insupportable de “donner” et de recevoir l’amour mal placé de l’assemblée entière, plutôt que de diriger cet amour vers Celui qui est transcendant, antérieur et postérieur à nous, et en même temps avec nous ? Essayer de révéler le Christ à travers « les gestes, la prière et l’expression du visage » de quelqu’un (selon les termes de la Congrégation pour le culte divin) ressemble à un culte de la personnalité menant à l’idolâtrie ; et si un prêtre a jamais réussi à mettre cela en pratique, il est sans doute un grand danger pour ses ouailles et pour lui-même. Cela me rappelle une très beau conte des Chroniques martiennes de Ray Bradbury, dans lequel un Martien pouvait changer d’apparence, selon les besoins les plus profonds des personnes qu’il croisait (et, de ce fait, en croisant un prêtre, le Martien prit l’apparence du Christ crucifié). Le conflit d’intérêts des gens qu’il croise finira par détruire le sympathique Martien qui voulait les aider. Y a-t-il un rapport entre ce conte et les cas de mauvaise conduite et burn-out des prêtres, si communs de nos jours ? Je me le demande bien.

Mais je suis convaincu que la disposition en forme de procession – tous tournés ad orientem – donne un modèle plus responsable et moins exténuant pour la présidence liturgique et la mission. Tout d’abord, il y a une dimension directionnelle, impliquant – ou du moins représentant – le mouvement vers une direction, vers un eschaton à venir, ce qui nous rappelle que l’Eucharistie est le type et l’ombre de la gloire à venir, qui n’est pas encore là en plénitude. Deuxièmement, le but et la rencontre ne se limitent pas à la communauté, mais ils vont au-delà. Et troisièmement – et le plus important – le prêtre n’est pas la finalité [de l’eucharistie], mais le président.

Enfin, pour revenir au diacre : combien l’envoi en mission par le renvoi vers une direction particulière est beaucoup plus chargé de sens que la dissolution d’un cercle ! Plus d’une fois j’ai entendu dire de façon méprisante que les églises traditionnelles, allongées, avaient la forme d’un avion. En bien, au moins les avions vont quelque part.

Où va-t-on?

Maintenant, je me rends compte que tout cela fait que je risque d’être catalogué comme le pire réactionnaire rétrograde. Et j’avoue que je me sens quelque peu mal à l’aise d’être sur la même longueur d’ondes avec le cardinal Joseph Ratzinger sur la moindre des choses. (D’ailleurs, j’ai été agréablement surpris quand il a publié L’Esprit de la Liturgie, en décrivant les grandes “erreurs” de Vatican II, et je me sentais comme s’il avait lu dans mes pensées, voire lu mon journal intime !)

Mais cela m’a fait chaud au cœur que de voir que mes pensées en la matière ont été partagées par les pères Bonnell Spencer et Josef Jungmann, et on les retrouve aujourd’hui chez bon nombre de jeunes prêtres et laïcs. Mieux encore, mon expérience m’a démontré qu’une liturgie de la messe, composée d’une liturgie de la parole accessible et exécutée avec passion (surtout pour ce qui est des lectures et du sermon), et d’une liturgie de l’autel solennelle qui tient compte de la transcendance et du but, ont apporté un vrai sens du renouveau aux paroisses que j’ai desservies. Dans les deux paroisses où j’ai été curé, mes prédécesseurs avaient abandonné le vieux “maître-autel” et ont introduit des autels mobiles, et dans les deux paroisses j’ai pris la décision d’abandonner cette innovation liturgique, en faveur d’une disposition liturgique qui a été prédominante tout au long de l’histoire chrétienne, et cela non pas à cause de la réalité historique, mais parce que les gens sont affamés de transcendance dans un monde qui les affronte agressivement et qui fait les choses à leur place, plutôt que de marcher à leur rythme et de les guider.

Il ne suffit pas de réarranger les autels, ni de changer la position du prêtre, pour que l’Église s’accroisse et soit tout d’un coup missionnaire. Ce que Église doit faire aujourd’hui, c’est de changer complètement d’attitude, et de se remettre à adorer Celui à qui s’adressent nos prières, et qui est la source de notre vie. Nous devons penser à ce que nous prononçons, faire ce que nous nous proposons, et devenir ce que nous recevons.

Après l’article du père Tobias, voici quelques photos pour exemplifier ces choses (cliquez pour agrandir):

1. Mme Sofie Petersen, évêque de Groenland, célèbre, même en plein air, avec l’autel vers l’Orient, même si elle se tourne vers l’Ouest pour le sermon. Les fidèles sont en demi-cercle autour de l’autel.

2. La cathédrale de Nuuk, au Groenland, orientée, mais il y a moyen de tourner autour de l’autel.

3. L’église vieille-catholique de La Haye, orientée.

4. L’église vieille-catholique de Gouda, orientée.

5. Quasiment partout en Suède, les églises sont orientées.

6. Quasiment partout en Norvège, les églises sont orientées. Ici, à Svalbard, l’église la plus nordique de la planète est orientée; les chrétiens prient tous vers la même direction.

7. L’autel de la cathédrale de Copenhague, orientée: on prie vers l’Orient (vers la statue du Christ), et l’on fait les lectures vers le peuple (le lutrin en forme d’ange).

8. L’église Saint-Clément en Philadelphie (épiscopalienne, c’est-à-dire anglicane américaine), orientée.

9. L’église de Landa en Islande. Remarquez que, même si l’autel est collé au mur oriental, il y a moyen de se disposer en demi-cercle autour de l’autel, sur les siéges.

10. La vieille cathédrale de Reykjavík.

Notez que, même dans la nouvelle cathédrale (Hallgrímskirkjan), assez récente, l’autel reste orienté.

Je disais que j’étais d’accord à 95% avec le père Tobias. Voici, toutefois, où je diverge par rapport à lui. Je pense que le prêtre est, jusqu’à un certain point, l’icône du Christ dans la présidence de la Messe. Voilà pourquoi le prêtre tient les bras en forme de croix (dixit saint Ambroise dans De sacramentis); voilà pourquoi le prêtre revêt le chasuble, en souvenir de la chasuble portée par le Christ.

Néanmoins, tout en représentant le Christ, le prêtre et les fidèles doivent prier vers la même direction. Le pasteur des brebis ne regarde pas les brebis de face, sauf en étant de repos. Autrement, il est en tête du troupeau, alors que lui-même et ses ouailles regardent vers la même direction, à savoir vers la destination. On ne reproche pas au berger de tourner le dos aux brebis. Il arrive parfois que le berger doit “pousser” les brebis par derrière. Mais, dans ce même cas, brebis et berger regardent tous vers la même direction; les ouailles ne se soucient pas non plus de tourner le dos au pasteur.

Trackback

no comment untill now

Sorry, comments closed.